Intervention de M. Martin Ajdari en conclusion de la table-ronde « Le modèle européen du cinéma, la preuve par l’exemple »
Seul le prononcé fait foi
Monsieur le directeur général délégué, cher Olivier Henrard,
Mesdames et messieurs, chers amis,
Je voudrais d’abord remercier chaleureusement Olivier Henrard, directeur général délégué du CNC, et les EFAD de m’avoir invité à conclure ces échanges.
Nous avons eu le plaisir d’entendre des « récits concrets du succès du cinéma européen » pour reprendre l’intitulé de cette seconde partie. Et puisque l’Arcom est le régulateur de la diffusion audiovisuelle (donc du deuxième pilier, avec la salle, de l’économie du cinéma), je vais à mon tour essayer de vous livrer le récit, concret aussi je l’espère, d’un autre succès : celui de la régulation, audiovisuelle et de plus en plus numérique, au service de la création cinématographique.
Un succès qui se fonde sur trois ingrédients : d’abord, une conviction forte fondatrice de l’exception culturelle ; ensuite, un principe d’action (la flexibilité) ; enfin, une vertu, l’efficacité.
La conviction, c’est l’idée selon laquelle, pour inverser la fameuse formule de Malraux, le cinéma est une industrie, mais c’est aussi un art, qui joue un rôle culturel majeur du fait de sa puissance de diffusion et de suggestion. Et la régulation qui s’applique à cette industrie n’a pas pour seul objet, comme pour toute activité économique, de garantir la concurrence, dans l’intérêt du consommateur (le meilleur produit au meilleur prix) ; elle doit aussi faire toute leur place à la liberté (effective) de création, à la diversité des esthétiques, au respect des identités et au dialogue culturel. Le Festival de Cannes est sans doute la plus magnifique illustration de cette ambition.
De cette conviction découle la fameuse « exception culturelle », qui se traduit par une régulation elle aussi particulièrement ambitieuse avec deux dimensions :
- Verticale, où l’aval, qui le maillon de la chaîne réputé le plus fort, est soumis à des obligations de diversité et finance l’amont ; et où chaque maillon de la chaîne est protégé, notamment les producteurs indépendants et les auteurs ;
- Spatio-temporelle, avec la territorialisation des droits et la fameuse chronologie des médias.
Cette exception culturelle s’inscrit dans un cadre défini au niveau européen, qui est celui du marché intérieur, tout en se déclinant au pluriel, dans chaque Etat-membre, en fonction des traditions culturelles, des ambitions collectives et du dynamisme des tissus productifs de chacun. La créativité naît d’ailleurs de ces déclinaisons et de leur émulation, entre elles et avec les publics nationaux.
Et justement, le second ingrédient du succès de la régulation, c’est la flexibilité et la capacité d’adaptation.
C’est d’abord le cas de la législation européenne, dont les deux piliers – visibilité des œuvres d’un côté, contribution au financement de l’autre – ont été posés dès 1989 avec la directive « Télévision sans frontières », qui a accompagné, au moment de la création du marché unique, le développement des réseaux de TV par câble et satellite.
Ces principes ont été étendus aux premiers services délinéarisés qui ont fleuri avec le développement d’internet dans le cadre de la première directive SMA adoptée dès 2007. Et ils ont été à nouveau adaptés lors de la révision de 2018, pour tenir compte de l’arrivée de Netflix et du streaming, qui s’annonçait disruptive.
Une révision qui a permis trois avancées majeures, que vous connaissez : un quota de 30% d’œuvres européennes dans les catalogues de ces services ; l’introduction au forceps d’une dérogation au principe du pays d’origine, pour permettre au pays ciblé par un service de lui imposer des obligations de financement, même s’il est situé dans un autre Etat ; enfin l’extension du champ d’application de la directive SMA aux plateformes de partages de vidéo, telles que YouTube.
Adaptation dans le temps, donc, mais aussi souplesse dans la transposition nationale, que le recours à une directive permet d’ajuster à la diversité des ambitions nationales.
Et de fait, les choix de transposition fait en France en 2021 forment une sorte « d’exception dans l’exception », avec un régime de contribution ambitieux pour les nouveaux acteurs, mais pas plus qu’il ne l’était et le reste pour les historiques, ce qui lui permet de ne pas être discriminatoire.
Ainsi, depuis 2021, les SMAD assujettis doivent consacrer 20% (voire 25%) de leur chiffre d’affaires à la production d’œuvres européennes et d’expression originale française, en veillant à ce que ni l’audiovisuel ni le cinéma ne représente moins d’1/5 du total.
Ces niveaux sont les plus élevés parmi les seize Etats ayant à ce jour fait application de cette possibilité. C’est par exemple 0,5% du chiffre d’affaires en République tchèque ; 9,5% du en Wallonie ; 16% en Italie. Et avant les élections en Allemagne un projet de décret y prévoyait un taux de 15 à 20%. Nous avons ainsi fait des émules, y compris parmi certains de nos partenaires qui affichaient une certaine perplexité lors de la négociation de la directive.
Enfin, une fois ce cadre réglementaire national posé, tout l’enjeu de la régulation est de faire respecter ces obligations, bien sûr, mais de le faire avec discernement et pragmatisme, en tenant compte des projets stratégiques de chacun des acteurs. Il s’agit d’intégrer, d’accompagner un développement. Non de brider ou de taxer.
C’est le métier de l’Arcom qui intervient à différents niveaux : en émettant un avis sur la règlementation ; et surtout en concluant avec les SMAD, comme elle le fait avec les chaînes, des conventions pour fixer les modalités de leurs contributions. Dès décembre 2021, l’Arcom a ainsi conclu des conventions avec Netflix, Prime Video et Disney +. Deux de ces conventions ont déjà été revues pour tenir compte d’accords professionnels. La troisième est en cours de révision.
Ce qui fait la force de l’exception culturelle, c’est donc son adaptation dans le temps et dans l’espace, mais c’est aussi son efficacité. Une efficacité assez redoutable pour que certains – en Europe mais pas seulement – s’en inspirent et pour que d’autres -hors de l’Europe- la critiquent ouvertement.
Quelques ordres de grandeur : ce système a permis que les investissements dans la production cinéma atteignent 430 M€ en 2023, dont 80% provenant des chaînes de télévision. La contribution des SMAD à la production cinéma a presque triplé de 2021 à 2023, et atteint 163 M€ sur 3 ans, dont 2/3 pour le préfinancement de 81 films. Des niveaux qui devraient demeurer augmenter au gré de la diffusion de ces services et du récent accord conclu par Disney.
On peut donc parler d’une intégration réussie, non seulement au vu du montant des investissements, en forte augmentation, mais aussi du recours massif à la production indépendante avec aussi de nombreux premiers (17) ou deuxièmes films (12).
Au-delà, et alors que ces nouveaux acteurs étaient souvent vus, il y a 5 ans, comme le bras armé de la domination à large échelle, économique et créative, des séries on voit qu’ils tendent à se réorienter vers la valeur irremplaçable du cinéma.
Je l’évoquais tout à l’heure, le cadre européen a su s’adapter aux changements d’usages et de marchés, à un rythme d’une révision tous les 10 ans : 1ère révision de la directive « Télévision sans frontières » en 1997, deuxième en 2007 avec la première directive SMA ; qui a elle-même été révisée en 2018.
Vous le savez, la Commission européenne doit dresser un bilan de la directive SMA d’ici décembre 2026 et formuler des propositions de révision. On est donc bien dans cette même fréquence de révision décennale. Une révision est-elle opportune et pour quoi faire ? Je me contenterai de quelques réflexions, en soulignant que la réponse appartient au législateur européen (Parlement et Conseil européens, dont il faut saluer la qualité des conclusions adoptées cette semaine).
Première réflexion : la ligne rouge – éviter absolument l’harmonisation maximale, ou le règlement, sous couvert de simplification et préserver le principe de subsidiarité ; laisser aux Etats-membres la possibilité de calibrer les obligations et le cadre de la régulation à la taille et aux caractéristiques de leur marché, à la maturité de leur écosystème.
Deuxième catégorie de réflexion : les pistes d’amélioration. Il ne paraîtrait pas absurde de réfléchir à une intégration un peu plus avancée des plateformes de partage de vidéos aux règles applicables aux services de médias audiovisuels historiques. On pourrait par exemple imaginer une harmonisation des règles publicitaires, pour plus d’équité avec les chaînes de télévision (et désormais les streamers) et une meilleure protection des publics.
Dans un tout autre registre, il y a les pistes évoquées dans le rapport remis au CNC fin 2024 : l’introduction d’une exception au principe du pays d’origine pour les quotas d’exposition d’œuvres européennes et son rehaussement à 50%. Il y a aussi la question de la définition de ce qu’est une œuvre européenne dans une Europe post-Brexit. On peut en comprendre la logique, mais la question me semble devoir être abordée sous un angle pratique avec les éditeurs, sans trop de dogmatisme ni d’esprit de revanche.
La dernière réflexion concerne l’articulation entre les différents textes européens SMA, DSA, EMFA, règlement IA. En dépit de leurs différences, on y retrouve des objectifs communs : garantir la souveraineté de l’espace culturel et informationnel européen ; renforcer l’indépendance et la diversité de ses acteurs ; valoriser les producteurs de contenus professionnels (qu’il s’agisse d’information ou fiction). Ces textes sont des grands textes de libertés : de création, d’expression, de circulation des idées. Et des garde fous contre l’uniformisation, la manipulation, l’artificialisation voire le pillage des contenus.
A mes yeux, la question ne doit plus être à mes yeux d’opposer les services historiques et délinéarisés, payants et gratuits, public et privé, voire européens et américains. La vraie frontière se situe ailleurs : entre les médias qui produisent, éditorialisent et diffusent des œuvres ciné et audio, de l’information, et de l’autre, les services qui captent une richesse qu’ils ne créent pas et souvent, ne redistribuent pas. Et qui, en outre, font courir à des risques systémiques.
Je vous remercie.
Intervention de Martin Ajdari - Cannes 18 mai 2025
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