Intervention de Martin Ajdari à La Journée de la création
Seul le prononcé fait foi
Madame la présidente du Festival de la fiction, chère Sophie Révil,
Mesdames et messieurs, chers amis,
Quelques mots pour commencer sur cette notion d’exception culturelle, qui constitue le fil rouge de cette après-midi, et qui repose sur la conviction que la création audiovisuelle, et en particulier la fiction, n’est pas une industrie comme une autre ; c’est aussi un art - pour paraphraser Malraux - , un art qui joue un rôle majeur dans la formation de notre imaginaire comme dans l’illustration des passions et des tensions, individuelles et collectives, qui animent la société.
C’est pour cela que la mission assignée au régulateur audiovisuel, contrairement à d’autres secteurs d’activité, n’a pas pour principal objet de permettre le libre jeu de la concurrence : elle vise surtout à promouvoir la liberté de création, ainsi que la diversité des esthétiques et des genres, du documentaire à l’animation et à la fiction.
Pour autant, la vitalité de la création audiovisuelle et le rayonnement de nos talents dépendent de la solidité de son modèle économique, et de ses trois principaux piliers : la publicité, les abonnements et l’audiovisuel public.
Le marché publicitaire affiche au 1er trimestre 2025 des recettes nettes en hausse de 3,4% sur un an malgré une conjoncture morose. Mais cette croissance est plus que jamais tirée par les pure players digitaux (+8% par rapport au T1 2024), alors que les recettes nettes totales de la télévision sont en léger repli (-1,7%) et la bonne santé des recettes digitales de la télévision ne compense pas la baisse des revenus des espaces classiques et du parrainage. Certes, 2024 était une bonne année, et nous sommes toujours légèrement au-dessus de 2023 ; mais cette résilience apparente ne doit pas faire oublier les tendances de moyen/long terme dressées par l’étude PMP publiée par l’Arcom il y a un an (part de marché totale de la télévision – linéaire et non linéaire – à 17% en 2030 contre 20% aujourd’hui).
Deuxième pilier de l’économie de la création audiovisuelle : les recettes d’abonnement, qui connaissent une évolution contrastée, entre les chaînes historiques dont l’érosion se poursuit, et les SMAD, dont le chiffre d’affaires continue de progresser rapidement (plus de 10 % en 2024, à plus de 2 Mds€), à la faveur de l’extension du parc d’abonnés et/ou des tarifs. Les SMAD sont clairement installés comme des acteurs de premier plan de l’écosystème.
Troisième pilier : l’audiovisuel public, dont le poids et l’ambition sont tout aussi constitutifs de notre exception culturelle. France Télévisions et Arte conjugués avoisinent les 500 M€ d’investissement dans la création audiovisuelle française, hors cinéma, et France Télévisions reste de loin le premier financeur. C’est une de ses premières missions et cela doit le rester, quelle que soit l’évolution de la gouvernance de l’audiovisuel public. Sur ce point, j’ai déjà eu l’occasion de dire que j’étais favorable à un regroupement des forces, avec un pilotage stratégique unifié. Pas tant pour faire des économies, que pour donner à l’audiovisuel public une « masse critique », notamment éditoriale et technologique.
Mais pour la création audiovisuelle, l’urgence c’est aussi de donner de la visibilité financière, au corps social de France Télévisions pour qu’il puisse se projeter dans les transformations nécessaires, comme pour les professionnels pour développer leurs projets. Or, après une année 2024 très positive non seulement au plan éditorial, mais aussi économique, avec une dotation sécurisée dans son principe, et qui était repartie à la hausse, le moins que l’on puisse dire est que 2025 nous replonge dans l’incertitude.
On le voit, une situation contrastée - et en partie fragile - sur chacune des trois catégories de ressources, qui appelle une mobilisation générale, si l’on veut maintenir l’assise de notre tissu créatif.
A commencer par une mobilisation pour conforter notre ambitieux dispositif d’obligations de financement, sous-tendu par des accords professionnels, qui permet de transformer ces ressources en investissements productifs. Un dispositif qui a fait la preuve de son efficacité, année après année :
Efficacité en termes de financement : 1,6 mds d’euros d’investissements déclarés en 2023 (+23% en dix ans), dont plus de la moitié pour la fiction. Pour 2024, les premières données disponibles laissent entrevoir la poursuite d’une tendance positive.
Efficacité en termes de qualité et de succès public : hors sport, sept fictions françaises figurent dans les 10 meilleures audiences de l’année 2023. Les séries françaises ont d’ailleurs « trusté » pour la 4ème année consécutive toutes les places du Top 20 du palmarès 2023 de la fiction (là où les séries américaines régnaient il y a dix ans).
C’est d’abord le résultat de votre travail, de vos idées et de votre audace, et il faut les saluer. C’est sans doute aussi, pour une part, le fruit d’une régulation qui se donne pour mission d’adapter un cadre réglementaire exigeant aux projets et aux évolutions stratégiques de chacun. Pour accompagner des développements, anticiper des évolutions. Une approche que l’Arcom entend défendre tant au niveau national que communautaire.
Au niveau national, cette démarche d’accompagnement va se décliner de plusieurs façons au cours de l’année :
- Accompagnement des acteurs lors de leur démarrage ou de leur repositionnement : je pense aux SMAD étrangers récemment assujettis (Crunchyroll, Appel TV + et Paramount +) ou qui pourraient le devenir (Max) ; et bien sûr à l’évolution du positionnement de Disney+ ; à l’arrivée des deux nouvelles chaînes T18 et NOVO19 ; à l’évolution du mode de diffusion des chaînes du groupe Canal + ; voire à des projets de changement de contrôle. Le tout, en encourageant au maximum cette double dynamique contractuelle des accords interprofessionnels et partenariale entre acteurs de la filière à laquelle je suis très attaché.
- Accompagner, c’est aussi continuer à s’attaquer à la question des asymétries réglementaires dont souffre le secteur audiovisuel, et en particulier à deux sujets relatifs à la publicité :
Premier sujet : Comme je l’ai annoncé, l’Arcom a lancé un cycle d’auditions sur les règles relatives à la publicité clandestine et sur celles applicables au placement de produits dans les programmes de flux. Les délibérations sont anciennes et la question est de savoir s’il faut les toiletter ou déplacer des curseurs. Elle ne fait manifestement pas l’unanimité mais les auditions nous permettront de disposer d’une évaluation précise de ces questions.
Second sujet : les asymétries de transparence du marché publicitaire, entre un marché média historiquement transparent ; et un marché de la publicité digitale qui l’est moins, avec des plateformes souvent propriétaires de leur système de mesure d’audience et des annonceurs qui n’ont pas les moyens de vérifier la réalité des audiences qu’ils ont achetées. Je ne peux que saluer les travaux du « Comité cross média de Médiamétrie » qui associent plusieurs plateformes pour élaborer une méthode consensuelle de mesure d’audience unifiée.
- Accompagner, c’est aussi réfléchir avec les acteurs du marché à la meilleure utilisation de la ressource hertzienne rendue disponible par le retrait de Canal Plus de la TNT payante, en ayant à l’esprit les dynamiques économiques que j’ai rappelées et l’intérêt potentiel d’une modernisation de la diffusion. Au terme de la consultation lancée le 30 avril, et qui s’achève le 13 juin, l’étude d’impact sera publiée début juillet. Au-delà, vous me verrez toujours attentif à la structuration économique du secteur ; la diversité oui, la dispersion, non.
- Accompagner, c’est enfin lutter contre le piratage : dont le manque à gagner pour les créateurs est estimé à 1,2 mds d’euros, soit 12% de la valeur du marché audiovisuel en 2023. Si le nombre de fraudeurs diminue (près de 40 % en trois ans) grâce aux actions de blocage, il reste trop élevé, et nous ne faiblirons pas sur cette mission historique de l’Arcom.
Deux réflexions pour finir sur le cadre européen, alors que la Commission doit dresser le bilan de la directive SMA et formuler des propositions de révision.
La première est une ligne rouge : refuser l’harmonisation maximale (le recours à un règlement), présenté par ses promoteurs comme une simplification. Préserver le principe de subsidiarité qui permet aux Etats-membres de calibrer les obligations aux caractéristiques de leur marché, aux goûts de leur public comme à la richesse de leur tissu productif. Un principe qui a permis à la France, en transposant la directive SMA, de choisir le taux de contribution le plus élevé au sein de l’UE sans que cela nuise au dynamisme des plateformes. D’après les dernières informations, ce message semble avoir été reçu à Bruxelles, mais nous resterons vigilants sur ce point.
Seconde réflexion : il ne faut pas s’interdire de rechercher des améliorations en particulier une harmonisation plus avancée des règles publicitaires entre tous les acteurs : chaînes, SMAD et plateformes de partage de vidéos pour renforcer l’équité entre acteurs et la protection des publics. A condition bien sûr de ne pas rouvrir tout le paquet. Il y aura donc un équilibre à trouver.
Plus largement, on ne peut que se réjouir de la mobilisation qui s’est exprimée, notamment à Cannes, pour défendre notre exception culturelle, notre capacité à organiser la création, la production et la diffusion de récits originaux, des récits qui nous ressemblent et qui nous rassemblent ; et pas des récits qu’on nous impose, a fortiori s’ils doivent être conçus artificiellement. La création est un enjeu de souveraineté et aussi de soft power grâce à son rayonnement à l’export, mais plus fondamentalement de préservation d’un modèle de société et, au même titre que la production d’une information de qualité, de défense à nos démocraties.
Je vous remercie.
Intervention de Martin Ajdari à La Journée de la création
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